«T’es au lycée Colbert ou à Ferry ? » Le nom des établissements scolaires, entre enjeux d’histoire et enjeux de mémoire

Les récentes controverses sur la place de la mémoire coloniale et de l’esclavage ont plus particulièrement concerné la question des statues de personnes célèbres dans l’espace public : comment honorer par de telles œuvres d’art visibles de tout.es, des acteurs de l’histoire qui ont laissé des traces mémorielles bien présentes, mais qui ne sont connus que pour des actions « positives » au service de la Nation ou de la République ? Faut-il seulement prendre en compte cette histoire héroïque en insistant sur l’unité des individus, tout en masquant d’autres aspects ? Peut-on, par exemple, honorer Colbert, initiateur de la construction d’un État fort et stratège, en oubliant qu’il fut à l’initiative du Code Noir de 16851 ? Ne doit-on voir en Jules Ferry2 que l’inspirateur des lois républicaines sur l’école sans mentionner son acceptation volontariste du colonialisme et des différences entre personnes humaines ?

Les apports de l’histoire et les querelles de la mémoire

Si on souhaite répondre à de telles questions, il faut le faire en connaissant correctement avant tout le passé et l’histoire, sans alourdir le jugement avec des tergiversations de la mémoire officielle, ou entretenue par quelques groupes plus restreints3. Penser le présent avec l’histoire est une opération difficile, et cela doit éviter les approximations et les anachronismes, tout en apportant les réponses appropriées aux blessures mémorielles4. C’est pourquoi la période actuelle, où les débats sur la question de la présence ou non de certaines statues dans l’espace public, est intéressante mais difficile à appréhender. Il faut cependant un autre préalable qui semble indispensable : c’est une bonne connaissance de l’histoire savante et de l’évolution de l’historiographie sur les questions en jeu ici. Il est certain en particulier que dans le domaine de l’histoire coloniale, de l’esclavage et du racisme, il faut maîtriser des champs relativement nouveaux, issus des études post-coloniales. Dans ce domaine, les travaux de Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe, ou bien ceux d’Achille Mbembe, en particulier De la Postcolonie, sont des aides précieuses5. Les études subalternes ou post-coloniales ont eu un écho important dans l’historiographie de la France, comme le montrent les nouvelles synthèses d’histoire transnationale, ou bien encore le très mérité succès de la récente Histoire mondiale de la France6 . Enfin, pour éviter les jugements à l’emporte pièce sur ce sujet, il importe également d’avoir une connaissance vérifiée de l’enseignement de ces sujets à l’école, à partir des programmes scolaires, et d’en saisir les évolutions. En effet, sur ce dernier point, on entend encore trop souvent que tel ou tel fait n’est pas enseigné, et qu’il serait donc méconnu des plus jeunes, sans que celui ou celle qui tienne de tels propos n’ait pris la peine de vérifier une telle assertion7.

Statuomanie, odonymie et noms des établissements scolaires

De telles précautions ne correspondent pas à l’édification de barrières intellectuelles pour limiter les débats. Il s’agit plutôt de permettre de se forger des opinions avec les arguments nécessaires. Plus encore, s’il est essentiel d’apporter des éléments de réponse sur la question des statues dans l’espace public, il peut sembler utile de le faire en élargissant la question aux noms de rue, mais aussi aux noms d’établissements scolaires. En effet, la mémoire collective ne s’incarne pas seulement dans la statuomanie pour reprendre l’expression du grand historien Maurice Agulhon, mais aussi dans l’appellation des noms de rue, c’est-à-dire l’odonymie. Comme pour l’étude des statues, on dispose de nombreuses études savantes sur ce sujet. C’est en ce qui concerne l’appellation des établissements scolaires qu’on dispose en apparence de moins d’études. Pourtant dans cet article, les deux thématiques seront liées entre elles : en effet, si on peut contester la présence de statues honorant Colbert dans des lieux symboliques, qu’en est-il des écoles, collèges et lycées qui portent le même nom ?

Pour évoquer ces enjeux d’histoire et de mémoire, on dispose de plusieurs travaux précieux : c’est en particulier le cas des études de Maurice Agulhon, évoqué plus haut. Il est en particulier l’auteur d’un article programmatique intitulé « La “statuomanie” et l’histoire 8» qui se propose d’étudier les représentations sensibles du régime républicain, sous forme d’images, de statues ou de monuments. Ses études novatrices ont été ensuite poursuivies, par exemple récemment par Jacqueline Lalouette dans son livre Un peuple de statues.La célébration sculptée des grands hommes (1804-2018)9.On trouve également des travaux assez nombreux sur l’iconoclasme en ce qui concerne les statues et le rôle politique de telles pratiques de destruction.

Pour rester dans un cadre mémoriel qui est actuel, puisque nous commémorons actuellement les 80 ans de la défaite de 1940 et la disparition de la IIIe république, l’instauration du régime de Vichy a entraîné une période de destructions de statues et de changements de noms de rue afin de s’inscrire dans une histoire beaucoup moins républicaine et démocratique. En février 1941, par exemple, à Montpellier est déboulonnée la statue de Jaurès, alors que Pétain rencontre dans la ville Franco. Dans les villes administrées par la gauche républicaine auparavant, on assiste à de très nombreuses modifications de l’appellation des rues pour installer dans les esprits ce nouveau régime de dictature. Mais de tels actes ont eu lieu à chaque période de troubles ou de changement, voire d’interrogations sur l’avenir. C’est ce que montre avec clarté l’historien Emmanuel Fureix dans son livre L’œil blessé : politiques de l’iconoclasme après la Révolution française10.

D’autres travaux ont porté sur le nom des rues et places, comme l’essai synthétique de Daniel Milo paru dans les Lieux de mémoire11.

Ces études permettent de comprendre les enjeux du déboulonnage éventuel de statues. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Emmanuel Fureix ou Jacqueline Lalouette sont intervenu.es dans le débat actuel, car leurs travaux permettent d’éclairer la situation présente12.

Des controverses sur le nom des écoles ?

Le déboulonnage des statues que l’on peut voir aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et qui concerne également la France, comme la dégradation des statues de Victor Schoelcher en Martinique le 22 mai dernier l’a montré13, peut s’accompagner d’interrogations sur le nom donné à des bâtiments scolaires. C’est le cas aujourd’hui dans la ville de Brest à propos d’une école maternelle publique qui porte le nom de Bugeaud. Ce général a participé à la conquête de l’Algérie par la France au XIXe siècle en utilisant des méthodes particulièrement violentes comme les « enfumades », qui consistaient à incendier le terrain devant des grottes où des populations arabes avaient trouvé refuge afin de les asphyxier. On trouve pourtant plusieurs noms de rues portant le nom de Bugeaud et donc cette école brestoise14. Des tags ont été inscrits le week-end dernier sur la façade du bâtiment et le changement de nom de l’école est devenu un enjeu de la campagne municipale du second tour. Cette situation est-elle une exception ? Non, et sans recension exhaustive, on peut dire que c’est une question qui est apparue depuis plusieurs années déjà. On peut ainsi citer l’exemple de l’école Paul-Bert à Levallois-Perret qui a été débaptisée en 2009 au motif que cela évoquait un auteur d’écrits racistes. Pourtant, appartenant au groupe restreint des « pères fondateurs » de la IIIe République15, Paul Bert faisait figure de scientifique qui a œuvré pour l’émancipation par l’école. Son nom est d’ailleurs donné très fréquemment à des établissements scolaires, c’est même le 27e nom le plus donné en France aux 67 000 établissements scolaires16 ! Mais si on prend seulement les noms en lien avec une action dans le domaine scolaire, il arrive second après Jules Ferry17. Dans le cas déjà cité de la ville de Levallois-Perret, le nouveau nom choisi pour l’école fut celui de Buffon, lui-même naturaliste à l’origine d’une classification inégalitaires des groupes humains au XVIIIe siècle ! On peut donc voir que débaptiser puis renommer peut entraîner des problèmes sans fin. Mais quels sont justement les noms des écoles en France, et peut-on facilement changer d’appelation ?

Quel nom porte nos établissements scolaires ?

On connaît le nom des 67 000 écoles, collèges et lycées grâce aux données du Ministère de l’éducation, et à plusieurs articles qui ont étudié le sujet18. Si on se concentre sur les établissements publics, on trouve avant tout des établissements ayant pour nom Jules Ferry, Paul Bert, Jean Moulin, ou bien encore Jean Jaurès ou des noms d’écrivains et de scientifiques. Parmi les responsables politiques, ce sont avant tout des hommes de la IIIe République, l’héritage de la monarchie s’étant de plus en plus effacé au fil des siècles et des changements de régime. Les nouveaux collèges, créés à partir des années 1960 ont des noms plus diversifiés. On constate également la présence assez logique de pédagogues parmi les noms donnés. Mais il faut aussi mentionner l’absence relative des femmes, avec une sous-représentation très forte par rapport aux noms d’hommes.

Peut-on changer de nom et comment procéder ?

On peut voir que donner un nom à une école, un collège ou un lycée n’est pas un acte neutre. On sait aussi que le changement d’appellation est tout à fait possible. Il est prévu par le Code de l’éducation : le changement doit se faire par les collectivités de rattachement des établissements, avec l’accord du conseil d’administration ou du conseil d’école et de la mairie. La procédure est donc possible et il est précisé que le nom donné doit être emprunté à des personnes pouvant servir d’exemple aux jeunes et ayant une « valeur éducative ». Normalement, le nom doit être celui d’une personnalité décédée depuis 10 ans, mais des exceptions sont possibles et de plus en plus fréquentes pour les nouveaux bâtiments.

On trouve ainsi plusieurs procédures en cours pour faire un travail éducatif afin de changer le nom d’une école en impliquant les usagers. C’est par exemple le cas dans un collège de Châteauroux : on trouve sur le site de l’établissement toute la procédure qui est encore en cours 19 et l’on peut voir que le choix s’est porté obligatoirement sur une personnalité féminine, ce qui est tout à fait louable ! Plus largement dans le cadre d’une plus grande visibilité des femmes, des institutions comme le centre Hubertine-Auclert ont lancé des campagnes d’informations afin de rendre l’espace public plus féminisé par des changements de noms20.

On le voit donc à travers ces quelques exemples : modifier le nom des établissements scolaires est une démarche qui peut se comprendre et qui peut devenir même un outil éducatif et un moyen de mieux connaître l’histoire. On sait d’ailleurs que beaucoup de ces écoles n’ont pas de nom attaché à une personnalité, mais plutôt à des éléments naturels. La prise en compte de l’histoire multiple de la France, l’élargissement à des personnalités au-delà des frontières, dans le cadre de cette Histoire mondiale de la France ou en adéquation avec la construction européenne, peut faire émarger d’autres figures historiques plus en adéquation avec la société d’aujourd’hui. Ce sujet n’est donc pas qu’une discussion de « café de commerce » ou de débats télévisuels de médiocre qualité : c’est le moyen de construire des espaces communs que tout le monde pourrait s’approprier plus aisément, en faisant fi des querelles de mémoire qui divisent, ou des crispations conservatrices qui crispent.

En 2016, le nouveau collège public de Savenay (Loire-Atlantique) a lancé des discussions en vue de trouver un nom : c’est celui de l’historienne Mona Ozouf, grande spécialiste de l’historie de l’éducation, de la république et de Ferry, qui a été choisi. Lors des discussions, Mona Ozouf a longuement discuté avec les élèves. Ce fut pour elle « une belle occasion de passer le témoin et de se raconter des histoires ». Les débats actuels, souvent houleux et mal engagés, devraient être également une belle occasion de faire vivre l’histoire au présent !

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Notes :

1 Dans une historiographie riche et en renouvellement, on peut conseiller comme première approche sur l’histoire de la colonisation, la synthèse de Marc Ferro, Histoire des colonisations, des conquêtes aux indépendances (XIIIe-XXe siècle), Seuil, coll. « points histoire », 1996. Beaucoup d’historien.nes travaillent actuellement sur ces sujets, et cela depuis une vingtaine d’années.

2 Voir le très intéressant livre de Mona Ozouf, Jules Ferry. La liberté et la tradition, Gallimard, 2014.

3 Voir sur cette thématique, Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, rééd. Et Paul Ricoeur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, coll. « points essais », 2003.

4 Sur la thématique de l’importance de l’histoire et de la mémoire dans la construction de l’identité, voir l’ouvrage fondamental de Michael Pollak, Une Identité blessée. Études de sociologie et d’histoire, Paris, Métailié,1993.

5 Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée post-coloniale et la différence historique, Paris, éditions Amsterdam, 2009 et Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, La Découverte, 2020.

6 Patrick Boucheron, dir., Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2018, édition augmentée.

7 Sur l’enseignement scolaire du fait colonial, voir la très bonne étude de Laurence de Cock, Dans la classe de l’Homme blanc. L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, Lyon, PUL, 2019, disponible en ligne https://books.openedition.org/pul/26743?lang=fr .

8 Maurice Agulhon, « La “statuomanie” et l’histoire », Ethnologie française, Nouvelle série, t. VIII, n° 2-3, 1978, pp. 145-172. Cet historien est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’image de Marianne, voir par exemple M. Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979.

9 Jacqueline Lalouette, Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (1804-2018), Paris, Mare et Martin, 2018.

10 Emmanuel Fureix, L’œil blessé : politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Ceyérieu, Champ Vallon, 2019.

11 Daniel Milo, « Le nom des rues » dans Pierre Nora, dir., Les Lieux de mémoire, tome 2, 1997.

12 Voir Jacqueline Lalouette, Esclavage, colonisation : des statues en question, note de la fondation Jean-jaurès, juin 2020 https://jean-jaures.org/nos-productions/esclavage-colonisation-des-statues-en-question et Emmanuel Fureix, interview dans les Inrockuptibles, 9 juin 2020, en ligne https://www.lesinrocks.com/2020/06/09/actualite/societe/le-deboulonnage-de-statues-une-longue-tradition-revolutionnaire/

13 Voir à ce sujet l’article de 20 minutes du 29 mai 2020 qui interroge trois universitaires https://www.20minutes.fr/arts-stars/culture/2788147-20200529-pourquoi-militants-detruit-statues-victor-schlcher-justifie

15 Voir Rémi Dalisson, Paul Bert. L’inventeur de l’école laïque, Paris, Armand Colin, 2015.

17 D’après Claude Lelièvre, 185 mentions de Paul Bert et 604 de Jules Ferry.

18 Voir avant tout : «  de Jules Ferry à Pierre Perret, l’étonnant palmarès des noms d’écoles, de collèges et de lycées de France », Le Monde, Les décodeurs, 12 août 2015, en ligne https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/04/18/de-jules-ferry-a-pierre-perret-l-etonnant-palmares-des-noms-d-ecoles-de-colleges-et-de-lycees-en-france_4613091_4355770.html On peut compléter par cet article de l’historien Claude Lelièvre «  Le nom des écoles » en ligne https://blogs.mediapart.fr/claude-lelievre/blog/271210/du-nom-des-ecoles

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