Ils font souvent savants les mots utilisés pour dire les enjeux, les défis voire les impasses de l’enseignement et tout particulièrement ceux de l’enseignement supérieur. Pour autant, ils rendent compte des évolutions en cours. Prenons-en trois entendus récemment.
Le premier a été évoqué lors du premier « rendez-vous annuel des métiers de l’Éducation » organisé en novembre dernier par l’UNSA Éducation : le crédentialisme. S’il n’est pas nouveau, puisque développé dès 1979 par le sociologue américain Randall Collins, puis importé en France en 1982 par Jean-Claude Passeron, il prend de plus en plus d’importance. De quoi s’agit-il ? De privilégier le diplôme comme clé d’entrée dans le monde social et professionnel. Participant à une inflation voire une suprématie du diplôme ou diplomatie, il peut être à la fois considéré comme un progrès mais également comme une dévaluation des formations supérieures. Marie Duru-Bellat dans son ouvrage « L’inflation scolaire » (2006) analyse les conséquences d’un tel phénomène qui crée des inégalités entre les milieux sociaux et de fortes disparités dans les stratégies d’orientation des familles. Si globalement le niveau de formation a fortement progressé en France, le constat s’impose d’une mise en concurrence et d’une hiérarchisation accrues des formations. Il ne suffit plus d’être diplômé.e pour obtenir le « bon » poste dans la « bonne » entreprise ou le « bon » concours dans la fonction publique : encore faut-il avoir le « bon » diplôme obtenu dans la « bonne » école ou université. De nouveaux critères de sélection favorisant la reproduction sociale ; les employeurs ayant tendance à privilégier le recrutement de personnes issues des mêmes formations dont ils sont eux-mêmes issus. Si parcoursup, largement critiqué lors de la campagne présidentielle, n’est en rien à l’origine de telles dérives, il peut les renforcer. Aussi son évolution devrait intégrer davantage de personnalisation dans l’accompagnement de l’orientation des élèves, mais également une meilleure information en direction des employeurs et recruteurs.
D’autres évolutions sont également à prendre en compte dans l’enseignement en lien avec les transformations du monde économique. Ainsi la servicisation, consistant à accompagner ou remplacer la vente d’un produit par un service, interroge directement la place de l’accompagnement dans le domaine éducatif. Là encore le mot n’est pas nouveau puisque utilisé pour la première fois en 1988 par S. Van Der Merwe et J. Rada dans une publication intitulée « Servitization of Business: Adding value by adding services ». Dans le domaine de l’entreprise, il s’agit d’« une stratégie de création de valeur » puisqu’il s’agit d’ajouter un service à un produit. Qu’en est-il pour l’éducation ? Si l’on considère le contenu scolaire comme étant le produit, quels services y associer ? Les écoles privées surfent déjà largement sur ce créneau : plus large amplitude horaire pour l’accueil et la garderie, accompagnement personnalisé, sélection accrue afin d’afficher des taux de réussite plus élevés… Sans tomber dans ces travers, l’École et l’enseignement supérieur publics doivent s’interroger sur leur capacité à aller au-delà des contenus, surtout dans un cadre où les rapports aux savoirs sont profondément modifiés de par l’apport du numérique.
Le numérique justement est à la source de la création d’un autre phénomène, celui de la phygitalisation, compression des mots « physique » et « digitalisation ». La fabrication même du terme rend compte de sa signification : articuler la dimension physique (un lieu, du personnel, un groupe, des produits…) avec le numérique (les ressources, les réseaux, le distanciel…). On perçoit bien cette évolution dans le commerce. Il a également une résonance dans le domaine éducatif, accrue depuis la pandémie. Comment en effet articuler et faire fonctionner intelligemment ensemble un enseignement en présentiel dans un groupe classe et un établissement scolaire avec l’appartenance des élèves et des étudiant.e.s à des communautés en ligne, l’accès aux ressources digitales, le travail en distanciel dans des classes virtuelles ? Si l’innovation s’impose dans ce domaine, elle implique des ressources matérielles indispensables ainsi que la formation des personnels d’éducation.
Ainsi, au-delà des mots, nouveaux ou savants, la réalité d’une évolution du monde éducatif s’impose et s’accélère. L’enjeu est d’importance pour l’enseignement public. Il s’agit de ne pas banaliser l’éducation en la normalisant dans des standards commerciaux qui en ferait « un produit comme un autre« . Mais il est également essentiel ne pas s’enfermer dans un huit-clos éducatif coupé des réalités du monde et des évolutions de la société. Affirmer le rôle indispensable des personnels d’éducation et tout particulièrement des enseignant.e.s passe par la démonstration de leur capacité à ne pas seulement dispenser un contenu académique descendant et à délivrer des diplômes basés sur ce contenu, mais à accompagner pédagogiquement l’acquisition de la diversité des savoirs, dans une multiplication des démarche et des situations d’apprentissage, s’appuyant sur la pluralité des supports et prenant en compte les spécificités des élèves et des étudiant.e.s tant dans leur capacité à coopérer ensemble que dans la richesse de leurs individualités. Une transformation en profondeur des métiers de l’Éducation qui ne se posent pas tant en nombre d’heures (supplémentaires) travaillées, qu’en une approche nouvelle des missions et de son accompagnement par la formation, la reconnaissance de l’expertise professionnelle, la valorisation des métiers.
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Pour aller plus loin, on peut suivre le webinaire gratuit de Management & Data Science du jeudi 21 avril sur le thème des mutations en cours dans le secteur de l’enseignement supérieur : [Vidéo] Futur de l’enseignement supérieur : faut-il supprimer les grandes écoles ? – Management & Data Science (management-datascience.org)
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