Peut-il y avoir une modernité lucide en Éducation ?

Certes la modernité n’est pas la nouveauté, mais, comme le constate Didier Moreau (dans son article « La nouveauté (en éducation) », dans la revue Le Télémaque) « la totalité de l’espace public relatif à l’éducation semble être occupée par les objections qui sont déployées, souvent avec véhémence, contre l’innovation dans les pratiques éducatives ». Pour le chercheur, il est d’ailleurs de repérer les crises « dans l’histoire des idées éducatives, sur le simple symptôme du retour de l’appel à la nouveauté ». La volonté de mieux former une génération qu’on voudrait meilleure que la précédente, conduit à « penser que l’innovation peut, par le seul fait qu’elle soit promise, contribuer à résoudre les difficultés du temps présent ».

A contrario se développe donc un retour d’un discours antimoderniste. D’autant que « la modernité fascine autant qu’elle inquiète, pour ne rien dire des différents concurrents sémantiques à sa succession (postmodernité, hypermodernité, modernité tardive, modernité radicalisée…) » comme le note Camille Roelens, dans sa « Présentation », du dossier de la revue Le Télémaque (vol. 62, no. 2, 2022, pp. 35-39), consacré aux « Modernes, antimodernes : littérature et éducation ». Elle précise que les antimodernistes soupirent après l’autorité, la tradition, l’intégration sociale et culturelle forte. « Ils vitupèrent contre bien des notions au cœur des défis éducatifs contemporains : autonomie, individualisme, culture démocratique ». Pour autant, parlant souvent d’éducation, s’en préoccupant et s’en inquiétant, ils ont des choses à nous apprendre quant « à l’enjeu du devenir homme ». Une priorité pour l’éducation dans son ensemble.

C’est au travers de la littérature et de son lien avec l’éducation que le dossier de la revue Le Télémaque montre ces apports, parfois en creux ou en opposition à leurs prises de position, des antimodernes qui, comme le précise Hélène Merlin-Kajman dès l’« Ouverture » du dossier, « croient dans la littérature exactement comme les modernes y croyaient en voulant cesser d’y croire : ils regardent le monde à partir de la bibliothèque qu’ils ont commencé à fréquenter enfants, et ils ont tendance à croire encore que cette culture, qui plaçait irrésistiblement la littérature au centre de toute éducation, pourrait faire retour simplement comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé qu’un peu trop de confiance dans « [l’]autonomie, [l’]individualisme [et la] culture démocratique ».

Alain.Kerlan, qui consacre un article à « L’enseignement de la littérature. Les leçons d’une crise », rappelle les travaux sur la « forme scolaire » et ceux de l’histoire de l’enseignement et des didactiques, pour mettre en évidence l’écart entre la littérature ou la langue française et leur enseignement en cours de « français ». Il s’appuie les études sociologiques de Guy Vincent sur l’école primaire, pour insister sur le fait « qu’aucun savoir ne peut durablement pénétrer dans l’école et y devenir matière d’enseignement sans se conformer à un mode de socialisation de la jeunesse, né au XVIIe siècle, dont l’école constitue la forme la plus achevée, et à l’œuvre dans toutes les instances formelles et même informelles d’éducation ». Si cette forme a évolué, ses traits dominants restent ceux décrit par André Robert dans le Dictionnaire de philosophie de l’éducation :

   « […] un lieu nettement séparé, un espace organisé pour l’accomplissement de leurs devoirs (au double sens) par maîtres et élèves, un temps régi par un emploi du temps strict, un maître laïc, au moins par sa fonction, des exercices où prime la conformité à des règles, et divers moyens de maintenir ces principes d’ordre ».

Au-delà du contenu à enseigner, ce sont souvent la mise en œuvre de ces formes scolaires qui sont mises en débat entre modernes et antimodernes. Les premiers reprochent aux seconds de s’y enfermer, alors qu’inversement les seconds accusent les premiers de vouloir y déroger au prétexte d’innovations.

Or la véritable question pour l’éducation est d’être capable de s’inscrire dans « une culture démocratique qui ne soit pas fondée sur l’individualisme et cesse de rêver d’une autonomie abstraite, quand le monde contemporain souffre manifestement d’une défaillance dans la pondération du Je / Nous, pour le dire dans les termes de Norbert Elias ? ».

Roland Barthes, dès 1975 écrivait dans « Littérature / enseignement » les phrases suivantes, qui font encore sens aujourd’hui :

    « […] on se préoccupe le plus souvent des contenus dans l’enseignement de la langue et de la littérature. Mais la tâche ne porte pas seulement sur les contenus ; elle porte aussi sur la relation, sur la cohabitation entre des corps ; cohabitation dirigée, et en grande partie faussée, par l’espace institutionnel. Le vrai problème est de savoir comment l’on peut mettre dans le contenu, dans la temporalité d’une classe dite de lettres, des valeurs ou des désirs qui ne sont pas prévus par l’institution, quand ils ne sont pas refoulés par elle. En fait, comment mettre de l’affect et du délicat, au sens où Sade l’entend ? Ceci, aujourd’hui, est laissé au mode d’être du professeur dans sa classe et n’est pas pris en charge par l’institution ».

Ainsi, en introduisant les réflexions sur « modernes et antimodernes » avec cette citation de Roland Barthes, le dossier de la revue Le Télémaque invite à dépasser les faux clivages afin de « penser de manière critique, en modernes lucides, l’éducation dans un monde incertain et problématique ».

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Modernes, antimodernes : littérature et éducation, Le Télémaque 2022/2 (N° 62), Presses universitaires de Caen.

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