Coutumier du fait, Franck Ramus, directeur de recherches au CNRS en sciences cognitives et psycholinguistique, cherche à bousculer les idées reçues. Loin de s’opposer à l’exposition des enfants aux écrans, dans une interview à l’Express (n°3725 du 24 au 30 novembre 2022), il affirme que « les écrans comme le papier sont des supports dont les effets dépendent des contenus et de la manière dont on les utilise. Il existe des recherches qui montrent que certains contenus audiovisuels éducatifs ont un effet positif, alors que d’autres ont des effets négatifs. […] les effets parfois négatifs des écrans ne reflètent donc pas nécessairement une toxicité intrinsèque, mais simplement le fait qu’ils diminuent le temps passé à des activités plus utiles. Tout cela conduit à dire que les écrans ne sont ni le mal incarnés, ni la panacée, et qu’il faut promouvoir des contenus de qualité et des usages raisonnés ».
Pas d’écran avant trois ans
Une affirmation qui fait écho à l’étude « Les enfants de moins de 6 ans et les écrans numériques : à chacun son rythme, d’après l’enquête Elfe » conduite par Kevin Diter (DEPS, Ined) et Sylvie Octobre (DEPS) dans l’édition 2022 de « France, portrait social » paru le 22 novembre 2022. Les auteur.e.s rappellent que « les normes institutionnelles concernant les relations des enfants en bas âge avec les écrans sont principalement placées sous les auspices de la prévention des risques » et se traduisent dans les différents avis (de l’Académie des sciences (2013), des Académies de médecine, des sciences et des technologies (2019), du conseil de l’Éducation nationale, du Conseil supérieur de l’audiovisuel) par la règle du « pas d’écran avant 3 ans », puis celle du « un temps très limité et accompagné jusqu’à 6 ans », traduisant le « 3-6-9-12 » (pas d’écran avant 3 ans puis à chaque âge ses appropriations), formalisée par le psychologue Serge Tisseron.
Outils numériques/télévision
L’étude précise également que bien qu’apparaissant comme « des écrans bien plus légitimes (et bien moins « dangereux ») que la télévision », les outils numériques sont jugés plus positivement du fait qu’ils permettent une interactivité et bénéficient d’une « valeur de modernité leur est accordée, tandis que le petit écran continue d’être considéré comme un « mauvais objet culturel » », alors même que « les enfants utilisent souvent les tablettes pour visionner des contenus télévisuels, tandis que de plus en plus de télévisions sont connectées, donc potentiellement interactives ».
Un usage complexe
Si certains travaux de recherche montrent un liens entre l’usage des outils numériques et les milieux sociaux : « les milieux populaires favorisent l’accès à leurs enfants à la fois pour « faire famille » (c’est-à-dire pour maintenir et resserrer les liens inter et intragénérationnels), mais aussi pour se doter des instruments d’une modernité à laquelle leur propre activité professionnelle ne les familiarise pas », alors que les catégories supérieures seraient plus protectrices, montre une réalité plus complexe. Il s’agit d’analyser le temps passé par les enfants, nés en 2011, devant les écrans numériques (à partir des données de l’étude longitudinale française depuis l’enfance : Elfe) et de permettre « de mettre en évidence la diversité des utilisations du numérique et de son évolution au cours des six premières années de vie des enfants en fonction des contextes familiaux et sociaux ».
Quelques données
Une fréquentation des écrans en augmentation avec l’âge pour (presque) tous les enfants
73% des enfants de deux ans n’ont pas accès aux écrans numériques. Ce chiffre est ensuite en diminution. Ainsi les non-utilisateurs ne sont plus que 58 % à trois ans et demi, puis 46 % à cinq ans et demi. Le temps d’usage est également en augmentation : à cinq ans et demi plus d’un enfant sur cinq consacre en moyenne entre 10 et 30 minutes par jour aux écrans ; entre deux ans et cinq ans et demi, la part des enfants qui y consacrent entre 30 et 60 minutes passe de 4 % à 16 %, alors que la part de celles et ceux qui y consacrent plus d’une heure est multipliée par 10, passant de 1 % à 10 %.

L’étude distingue 6 profils différents de pratique au cours des premières années de vie des enfants allant de la non-utilisation à une augmentation de la fréquentation avec une exception non marginale de 11% des enfants diminuant leur fréquentation des écrans alors qu’à partir de deux leur utilisation était déjà importante (23 minutes en moyenne par jour).
Une reproduction des usages parentaux
Dans les six trajectoires d’utilisation des écrans numériques, un lien est remarquable avec « les rapports (plus ou moins distants) que les parents entretiennent avec les écrans, aussi bien tablettes ou ordinateurs, que smartphones et télévision ». L’étude indique « une reproduction intergénérationnelle des rapports aux écrans ». Ainsi, « les enfants dont la mère (ou le père) n’utilise jamais ou rarement (une à deux fois par mois) les écrans numériques pour leurs loisirs » sont « respectivement 49 % et 43 % à n’utiliser aucun écran numérique à cinq ans et demi lorsqu’il s’agit de la mère, 46 % et 44 % lorsqu’il s’agit du père, soit entre 13 et 17 points de plus que les enfants dont la mère (ou le père) y passe plus de d’une heure et demie par jour en moyenne pour le loisir ». Le même phénomène est constaté en fonction du temps passé par les parents devant la télévision : lorsque les parents ne regardent pas la télévision, 42 % des enfants n’utilisent pas les écrans numériques, alors qu’elles et ils ne sont que 32 % lorsque la mère ou le père consacre plus de trois heures par jour à la télévision.
Les résultats de l’enquête Elfe confirment ceux d’autres recherches et montrent que le fait de regarder la télévision ou un autre écran avec les parents, contribue à une formation précoce des goûts des enfants pour ces pratiques. L’usage est aussi conditionné par le niveau socio-économique des familles, avec une plus forte proportion à une plus importante augmentation du temps passé devant les écrans entre 2 ans et demi et cinq ans et demi pour les enfants des classes populaires. Si cette augmentation peut être subite, elle peut également être plus progressive. A l’inverse ce sont dans les familles des classes supérieures que se réalise le plus souvent une diminution du temps passé devant les écrans, particulièrement liée à l’entrée à l’école : le temps d’apprentissage devenant plus important que celui consacré aux écrans.
L’entrainement par les grands frères et grandes sœurs
Si « les enfants uniques semblent emprunter un peu plus souvent que les autres enfants une « trajectoire d’intensification d’utilisation des écrans numériques » (18 % contre 16 % en moyenne) », les aînés sont plus souvent maintenus à distance des écrans numériques alors que les cadets ou cadettes sont plus enclins à s’inscrire dans une « trajectoire de découverte à pente modérée » (17 %, contre respectivement 11 % et 12 %) ou « raide » (18 %, contre respectivement 11 % et 13 %), bénéficiant « d’un effet d’entraînement, leurs grands frères et grandes sœurs les initiant à l’ordinateur ou à la tablette ».
Ainsi, l’étude met en évidence des différences de pratiques et des diversités de trajectoires quant au temps passé devant les écrans par les enfants jusqu’à six ans. Elle montre les influences multiples qui agissent et induisent ces différences de comportement des enfants. Elle ne dit rien des contenus, ni des conséquences sur les autres pratiques de loisirs, si ce n’est, comme le souligne Franck Ramus, que le temps passé devant les écrans n’est pas disponible pour d’autres activités, alors que celles-ci pourraient « avoir des effets cognitifs ou physiques intéressants comme interagir avec des êtres humains, lire, faire du sport… ». Au-delà des données chiffrées, ce sont donc les effets qu’il convient d’étudier, même si ceux-ci sont loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique.
Pour consulter l’ensemble des résultats : https://www.insee.fr/fr/statistiques/6535295?sommaire=6535307#onglet-2
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